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De l’infini du dehors à l’infini du dedans – Opportunités d’une Intelligence Artificielle dans le bâtiment

 

Voici l’intégralité de la tribune dont un résumé a été publié le 18 octobre 2017 dans Le Monde. (Lire la tribune)


Le passage du « building » au « smart-building » pourrait avoir un effet supérieur à celui du « phone » au « smart-phone », c’est une opportunité qui demande attention et moyens alors préparons-nous !

Vers un internet local

L’arrivée du numérique a accéléré l’émergence d’un monde globalisé. Nous accédons tous aux mêmes services et informations. Les barrières géographiques se sont effacées, les distances réduites, l’espace contracté, le temps désynchronisé, la vitesse accélérée. L’infini s’est tissé vers l’extérieur. Avec le virtuel, notre « espace de vie » ou notre « sphère d’action » s’est élargi. Les GAFA l’ont conquis. C’est l’infini du dehors : le mondial comme global.
Aujourd’hui, la quête principale n’est plus dans un déploiement du dehors mais de l’intérieur ; dans la structuration de la toile pour permettre le passage d’une mondialisation à une mondialité : un univers qui se conçoit comme un monde à la fois multiple et unique (Édouard Glissant). Il s’agit d’explorer la potentialité du dedans : l’infini à l’intérieur d’un creux fini car de même qu’il existe une infinité de nombres, il existe une infinité de divisions possibles entre 0 et 1.
Cette structuration du monde virtuel de ou dans l’espace pourrait produire un sous-espace numérique à usage circonscrit géographiquement à travers le smart-building ou la smart-city. Un nouvel outil pour un monde plus local(isé). Le digital dans un espace circonscrit ouvre une fenêtre sur un nouvel infini relationnel du dedans. C’est en creusant dans le réel que de nouvelles opportunités apparaissent.
La puissance du digital a profondément modifié notre approche globale, elle pourrait profondément déployer notre approche locale. Cela passera d’abord par la construction de nouveaux bâtiments mixant architectures physique et numérique capables de mettre en relation les espaces entre eux, mais aussi les espaces avec leurs habitants, et par conséquent tous les habitants d’un lieu entre eux. C’est parce qu’une application numérique devient un outil indispensable lié à l’usage d’un « sujet physique » ici un bâtiment (ailleurs une voiture : Autolib ou un scooter) qu’elle va emporter dans son sillon tous ses utilisateurs, ici 100% des habitants.
Cet outil permettra potentiellement de transformer le bâtiment en ressources (passage du bâtiment passif au bâtiment actif) et ouvrira une nouvelle porte d’entrée sur le web et ses services. Une entrée non plus exclusivement individuelle mais aussi une entrée par le collectif. Avec cet objectif et en ce sens, un développement raisonné d’une Intelligence Artificielle (de la gestion énergétique, de l’atmosphère ambiante, des mises en relation, de la gestion des espaces, des échanges, de la sécurité, de la sérendipité etc) à l’échelle du bâtiment me semble une clé d’ouverture à ne pas négliger. C’est une transformation à haut potentiel que Cédric Villani et sa commission devraient explorer.

Une organisation de groupes décentralisés

Hiérarchiser la toile demande de créer des ensembles et des sous-ensembles. Pour s’entraider et partager des services dans le monde physique (prêt, babysitting, partage de repas, échanges etc), il est plus simple d’être physiquement proche. C’est pour cela qu’un des principaux ensembles, après l’individu, c’est le bâtiment puis l’îlot, lieu de l’habiter. Il s’agit de mixer les avantages de la proximité d’un village avec celui de l’anonymat des grandes villes.
Ce modèle décentralisé de l’internet s’apparente à un système de blockchain. Et c’est parce que cet « internet local » (en complément et en relation avec l’internet global) sera lié aux espaces qu’il se déploiera avec au moins deux vertus : d’une part en son sein il mettra en relation tous les habitants d’un lieu et participera ainsi à un « commerce local équitable » où chacun pourra être consommateur et producteur de services ; d’autre part vers l’extérieur il proposera un ensemble compact et soudé donc plus résilient et mieux armé qu’un individu seul face au nombre croissant de sollicitations (services) externes.

Un bouleversement stimulant (de) nos manières de construire

Si cette transformation ouvre des possibles, elle demande aussi de modifier notre appréhension des nouveaux espaces. Elle entrainera le passage d’une conception architecturale uniformisée de type mono-fonctionnelle avec souvent la multiplication de modules aux propriétés identiques (par exemple les logements), à une conception beaucoup plus diversifiée, déployée ; car la complexité d’usages générée par l’assemblage de modèles singuliers sera simplifiée par l’outil numérique allié à l’humain, à travers l’apparition de nouveaux métiers.
Cela implique de repenser le cadre législatif, nos normes (accessibilité, taille minimale des espaces, gestion des données, normes environnementales, ventilation etc), nos labels, notre conception (largeur des bâtis, taille, nature et pluri-usage des espaces, rôle des circulations, accès etc), nos manières de construire (trames constructives, formation, revalorisation à l’ère numérique des métiers d’artisans à la fois concernant les savoir-faire anciens et nouveaux etc), notre gestion (nouveaux rôles des gardiens, entretien, gestion de l’usage etc) et nos idées reçues.
Par exemple, un montant de charges plus élevé ne signifie pas nécessairement des dépenses plus importantes car il peut entrainer des économies s’il implique une réduction de nos dépenses extérieures courantes. Beaucoup de ratios économiques sont à reconsidérer : le coût de construction d’une place de parking est aujourd’hui encore lié à une surface et non à son usage or il peut être avantageux d’augmenter cette dépense si cela permet d’accroitre le taux d’occupation etc. Enfin répondre durablement à une crise continue du logement se fera par une attention apportée à la qualité (intrinsèque et urbaine) et non à la quantité comme c’est le cas actuellement.

Tout ceci sera rendu possible par le passage d’un système aujourd’hui bâti autour d’un coût de construction à un système bâti autour d’un coût global (coût de conception + construction + exploitation) accompagné par une économie mêlant à la fois biens et usages. Certaines personnes resteront propriétaires mais plus nécessairement de l’espace dans lequel elles vivent. Et de même que l’industriel investi pour concevoir un nouveau produit qu’il pourra ensuite démultiplier, le constructeur ou l’exploitant devrait investir pour un modèle dont une partie sera réutilisable. Nous connaissons la marque et le système d’exploitation de notre téléphone, quid de notre immeuble ?
L’industrie du bâtiment et de la ville doit se transformer et se réorganiser. Construire de manière nouvelle est l’occasion d’investir dans l’avenir : d’expérimenter, de développer, d’évaluer et in fine d’exporter de nouveaux savoir-faire. Par ailleurs le smart-building se construit dans un lieu, il crée un lieu et sollicitera un écosystème à fort potentiel économique peu délocalisable.

Une amplification de la vie des lieux

Mieux urbaniser et mieux construire c’est s’inscrire dans le temps. La France reste un des pays les plus visités au monde grâce, entre autres, à un urbanisme et une architecture centenaires reconnus. Elle est appréciée pour sa qualité de vie et la beauté de ses paysages, ses (centres) villes et ses villages passés mêlant l’organique et l’organisé. Cette durabilité est le fruit du travail de nos anciens dont nous continuons à capitaliser la richesse alors que depuis plusieurs décennies, la complexité ancestrale a laissé sa place à une simplification privilégiant la quantité et produisant des zones péri-urbaines sans saveur dont la valeur décroit. L’introduction réfléchie des nouvelles technologies dans l’immobilier à travers l’émergence d’une architecture et d’un urbanisme « augmentés » pourrait être l’occasion de renouer avec ce glorieux passé et d’attirer touristes et habitants par la qualité de nos villes.
Enfin et surtout les nouveaux réseaux numériques locaux, imbriqués à la conception des smart-buildings libèreront ressources et entraide. Ils faciliteront et accélèreront la mise en place d’une économie sociale et solidaire qui améliorera le pouvoir d’achat de tous. Les films Solutions locales pour un désordre global ou Demain ont montré une voie. Bien conçus, adossés à l’humain, l’intelligence artificielle et le numérique associés aux espaces bâtis pourraient être un moyen de faciliter les usages et décupler des champs de ressources locales en restructurant nos liens digitaux avec de nouveaux sous-ensembles spatiaux solidaires. Ils ouvriraient une nouvelle entrée sur un monde virtuel aux espaces plus diversifiés et mieux organisés. Le défi est grand, les opportunités immenses.

 

Eric Cassar 2017

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