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Les « datas » : vers une nouvelle ressource pour entretenir nos bâtiments et nos villes

 

Voici l’intégralité de la tribune dont un résumé a été publié le 11 mai 2017 dans Le Monde. (Lire la tribune)


Des « datas » à valeur croissante

Si les services de certains géants de l’Internet (Google, Facebook…) sont gratuits c’est parce que nous ne sommes pas un client mais un produit. Les données que nous produisons par nos recherches, nos échanges, nos achats ont une valeur dont ces entreprises savent tirer profit. Elles les revendent. Nous vivons dans un monde qui archive nos comportements individuels. Les algorithmes nous sollicitent personnellement en fonction des cibles qu’un annonceur souhaite atteindre, et de ce qu’ils savent, déduisent voire pensent de nous. Cette personnalisation s’accentue grâce à l’accumulation temporelle des données nous concernant qui permet d’affiner notre profil, ce que nous aimons et ainsi prédire ce que nous pourrions désirer.
Au départ, avec peu de données, la valeur était faible et difficilement exploitable. Mais plus le temps passe et plus cette valeur croît. C’est l’accumulation d’une quantité croissante de « datas » récupérées partout sur le web et croisées qui permet d’obtenir ou de déduire des informations clés sur nous et donc d’anticiper et de répondre mieux à nos besoins. A bon ou à mauvais escient.
Retenons que la possible exploitation et valorisation de ces données s’est accrue et s’accroît avec le temps. D’abord coûteuses (pour leur classement et leur stockage) les données sont devenues rentables et très profitables au regard des résultats réalisés aujourd’hui par ces sociétés privées.

Une toile restructurée

L’arrivée de l’Internet s’apparente à l’arrivée de nouvelles dimensions. L’âge 1 a accéléré nos échanges avec les courriels puis nous a donné accès à un nombre croissant d’informations et de services (Google). L’âge 2 a facilité les mises en relation des individus avec d’autres individus, ce sont les réseaux sociaux. Ces nouvelles dimensions étaient jusqu’alors dé-corrélées des dimensions spatiales traditionnelles. L’âge 3, c’est la mise en relation continue avec l’espace. Cela commence grâce au smartphone qui nous localise et nous permet de nous repérer. Mais nous sommes aux balbutiements de cette nouvelle ère. Elle s’exprimera par l’arrivée généralisée du numérique dans nos espaces privés, partagés et publics. C’est ce dont nous parlons lorsque nous évoquons le smart-building ou la smart-city : un espace physique en relation étroite avec l’espace numérique à travers les objets connectés fixes ou en mouvement (voiture, vélo etc.), nos smartphones et la généralisation des capteurs et actionneurs dans nos bâtiments et nos villes. Ce qui nous invite à nous demander dans quel type d’environnement nous aimerions vivre.
Nos données, bientôt localisées dans l’espace physique, vont se réorganiser et recréeront de la neguentropie au sein de la toile. Cette réorganisation produira une nouvelle cartographie plus structurée du web avec de nouvelles conséquences sur nos relations aux services et aux informations (âge 1) mais aussi aux autres individus (âge 2) principalement par la mise en place de connexions de proximité. La smart-city pourrait décupler des intelligences locales.

De nouveaux ensembles de données à organiser

Nos bâtiments et nos villes vont donc traiter une quantité innombrable de données nouvelles qui produiront des informations clés sur le fonctionnement d’ensembles humains circonscrits à différentes échelles : le bâtiment, l’îlot, le quartier, la ville, le territoire. Des données liées aux environnements (consommations énergétiques, affluence, accès) mais aussi rattachées à de nouveaux réseaux sociaux locaux. La bonne exploitation de cette grande quantité d’informations ou big-data permettra d’améliorer le fonctionnement et l’efficacité de ces ensembles (bâtiments, villes etc.) notamment en corrélant l’offre et la demande, en répartissant les besoins et les ressources (énergie avec les « smart-grid », espace, transport etc.) puis en anticipant. Elle pourra suggérer, initier ou favoriser les liens sociaux de proximité aujourd’hui moins nombreux dans nos villes car nos emplois du temps sont difficilement synchronisables – à l’époque de l’accélération -. Elle décuplera les synergies locales et pourra aussi être à l’origine de nouvelles esthétiques, amplifier certains hasards par la production de sérendipité ou d’imprévu.

Mais le traitement de ces données doit respecter certains fondamentaux comme la préservation de l’intimité pour assurer le libre arbitre de chacun en protégeant les données personnelles. Elles devront donc être correctement anonymisées et agrégées par de nouvelles règles à déterminer par la CNIL (principal défenseur des libertés individuelles et garant de toutes tentatives de surveillance). Une fois ces garanties intégrées, les « datas » pourront être stockées et utilisées. Elles deviendront une ressource à valeur croissante avec le temps, une matière brute d’une grande richesse pour toutes les futures entreprises désireuses de proposer de nouveaux services et de créer de nouveaux commerces.

Mais alors, comment doivent être régulés la récupération et le stockage de ces données ? Quelles seront les conditions de leur accès ? Et qui pourra en tirer profit ?

Ces questions induisent notamment celle de la privatisation des quartiers et des villes : l’incursion du secteur privé dans la gestion des espaces ou environnements publics ou partagés dont il convient de circonscrire les ‘pouvoirs’. Ceci pourrait passer par la mise en place de plusieurs actions de vigilance :
- L’inter-opérabilité des instruments et des systèmes divisés en trois couches : capteurs, infrastructure, cloud. Ce modèle est défendu par tout un ensemble d’acteurs de l’industrie du bâtiment et de l’informatique regroupés au sein de la SBA (Smart Building Alliance).
- L’exigence d’un accès à des données classées, organisées ou « taguées », des « smart-data ». De la même façon que pour lire un texte il faut connaître sa langue, un message doit aussi contenir en son sein un décodeur et la connaissance de l’environnement où il a été capté. Une donnée ne vaut rien en tant que telle. Il faut, pour pouvoir l’exploiter, connaître son unité, savoir où elle a été récupérée, par quel capteur etc… de manière à pouvoir déceler l’origine d’erreurs ou de dysfonctionnements.
- La sécurisation des accès et de la circulation des informations.
- La déconnexion comme droit pour tout habitant ou citoyen.
- La mise en place de médiateurs humains entre les citoyens et le numérique. De nouveaux métiers à « valeur humaine ajoutée » émergeront : un concierge sera aussi community manager etc.
- La constitution et la régulation de tiers de confiance indépendants qui seront en charge du stockage de ces données et de leur ordonnancement. Le tiers de confiance conserve et protège l’ensemble des « datas » sans en être propriétaire. Il est garant de leur intégrité.

Enfin se pose la question de l’appartenance et de l’accessibilité des données. Ce qui a commencé notamment à travers la loi récente sur l’Open data (traitant la question de l’accès). Mais pour préparer l’avenir il faut aller plus loin et se poser la question de l’appartenance. Seront-elles la propriété de sociétés privées ? de promoteurs ? de gestionnaires ? de l’Etat ?

De nouvelles entités juridiques à créer

De mon point de vue, dans cet « âge 3 », les « datas » produites dans un lieu et liées à cet environnement doivent être rattachées à ce lieu. Elles sont un bien commun, mais le bien commun d’un ensemble localisé. Elles doivent appartenir, ni à tous, ni à ceux qui les ont mesurées ou récoltées, mais à l’ensemble du lieu où elles sont produites (ces ensembles pouvant ensuite se décrire en relation les uns avec les autres). Les données captées à l’intérieur d’un smart-building (via des capteurs, des objets ou échangées à travers l’application dédiée à cet ensemble) appartiennent – après avoir été anonymisées et agrégées – au bâtiment. Par extension, les données produites dans la ville par la ville appartiennent à la cité comme représentant continu dans le temps des citoyens passés, présents et futurs.

Il conviendrait donc de créer de nouvelles formes juridiques pour des lieux ou ensembles géographiques à définir : bâtiment, îlot, quartier, ville, territoire. Ces entités juridiques seraient indissociables des « architectures physiques ». Les données créées viendront enrichir par agrégation l’avatar virtuel du bâtiment (idem pour la ville) : sa maquette numérique ou BIM (Building Information Modeling). Ainsi la maquette ayant servi à la conception des nouveaux bâtiments s’enrichira tout au long de sa durée de vie devenant un outil efficace pour l’usage du bâtiment ou de la ville : sa gestion, son organisation et son exploitation. La création d’algorithmes et l’adjonction d’intelligence artificielle permettra le traitement des données associées à la maquette numérique de manière à mieux utiliser l’espace dans le temps (création de valeur), à mieux gérer la gouvernance, la maintenance et les consommations (énergies, eaux, déchets etc), à proposer des services et à mieux relier les individus (économie collaborative).
Ces « datas » agrégées sur la maquette qui s’enrichit sans cesse, constituent une sorte de cadastre temporel ou numérique du bâtiment et/ou de la ville. Elles aident à son amélioration continue et à son fonctionnement. Mais ce n’est pas tout.
Car comme nous l’avons vu au départ avec l’émergence de l’Internet, ces données ont une valeur qui va croître avec le temps.

Rattachées à l’architecture physique des bâtiments et des villes (routes, places, carrefours etc.), l’accès à ces données pourra être gratuit dans un premier temps de manière à faciliter l’émergence de nouveaux services pour les habitants et citoyens. Mais elles vont pouvoir devenir progressivement payantes (d’ici quelques années ou décennies) pour tout fournisseur désirant y accéder.
A la manière d’Apple qui prélève une redevance lors du téléchargement d’une nouvelle application depuis sa plateforme, la monétisation de l’accès à ces données permettra de financer d’une part l’entretien, le stockage, l’ordonnancement et la gestion de ces données (infrastructure matérielle et immatérielle), mais aussi plus largement l’entretien et la gestion des bâtiments et des villes.

Du bâtiment passif au bâtiment actif

Les bâtiments et les villes muteront d’entités passives qui coûtent à des entités actives qui rapportent. Une bonne gestion des données depuis leur récolte jusqu’à leur utilisation va permettre avec le temps de considérablement réduire le coût d’exploitation et donc le coût global d’un immeuble (coût global = coût sur la durée de vie du bâtiment = coût de conception + coût de construction + coût d’exploitation). Le bâtiment devient actif au bénéfice de ses habitants (réduction des charges). Il s’auto-entretient. Le cercle est vertueux. Mais le passage d’un raisonnement en coût de construction vers un raisonnement en coût global nécessitera de repenser le rôle de chacun des acteurs au sein de l’industrie du bâtiment.

Il en est de même à une autre échelle pour la smart-city. Les dispositifs mis en place permettront – outre une amélioration continuelle au bénéfice de ses utilisateurs (baisse des consommations et des dépenses, optimisations diverses, meilleure organisation de l’espace-temps en fonction des besoins, meilleure anticipation) – l’apparition d’un nouveau puits de ressources dont les bénéfices récoltés, en contre-partie de l’accès autorisé aux données, entraîneront une réduction des coûts nécessaires au fonctionnement de la cité (baisse des impôts).
Le coût de cet accès payant aux données pourra être facilement, selon les cas, déterminé démocratiquement à l’échelle de l’ensemble concerné : bâtiment, îlot, ville. En effet, la mise en place de telles instrumentations facilitera également les consultations de tous les citoyens concernés y compris les majorités silencieuses aujourd’hui absentes des réunions ou débats publics. Traitée ainsi, l’arrivée du numérique dans l’espace à travers les smart-buildings et les smart-cities sera une opportunité pour chacun, un bénéfice pour tous.

Ces nouveaux paradigmes nécessiteront aussi de remettre à plat nos méthodes de conception et d’évaluation des performances et de définir de nouveaux outils de mesure adaptés (ratio, coefficients etc.). Ils entraîneront la création de métiers inédits pour garder l’humain au cœur du dispositif car la smart-city doit être gérée par l’humain pour le vivant.

Les champs d’opportunités et les avantages que pourront représenter la maîtrise de ces nouveaux enjeux demandent à ce que tous les acteurs s’y penchent collectivement et rapidement, en n’oubliant jamais que les villes que nous construisons construisent à leur tour les citoyens qui y vivent et qui les parcourent et qu’elles devront par conséquent introduire et/ou libérer des intelligences humaines sociales, sensibles et imaginatives au côté des intelligences rationnelles.

 

Eric Cassar 2017

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