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Mouvement dans l’immobilité : __________________________________________________ 3 – A tout lieu sa formule

 

Ce texte est le 3eme volet d’une triptyque « Mouvement dans l’immobilité ». Il a été publié en quatre fois dans « Chroniques d’architecture » au début de l’année 2021.


 

Je me souviendrai toujours de l’émotion ressentie à Olympie face à la piste des premiers Jeux Olympiques. Il ne restait presque rien, juste une ligne et pourtant l’émotion était immense, intense. La pensée, la mémoire, l’histoire, le récit, à eux seuls, constituaient pleinement le lieu à la manière d’une grande architecture. Une émotion architecturale peut-elle s’exprimer dans l’absence de construit ? Au-delà ou en-deçà d’une forme matérielle ?

Arthur Rimbaud déjà invitait à « Trouver le lieu et la formule ». Et si la formule participait à faire le lieu ? Quoi qu’il en soit, elle s’y inscrit ; et ensemble, simultanément, lieu et formule orientent ou organisent l’environnement, (de) la vie. Ils augmentent un milieu.

Difficilement définissable, une formule est toujours plurielle. Elle relie les temps. Elle juxtapose ou combine à la fois explication, composition, description, incantation, procédé (recette), suggestion, fonctionnement, réglage. Elle facilite le bon usage du lieu et permet aux habitants (gestionnaires, occupants, visiteurs), qui le souhaitent, de mieux écouter ou agir sur l’architecture, de la transformer, l’adapter, réguler l’atmosphère ou tout simplement jouer avec.

La formule n’est pas un programme architectural. Il ne s’agit pas de définir l’usage général d’un espace qui est souvent connu en amont de la conception (des bureaux, des logements, un hôpital, une école, etc). Elle n’est pas un règlement intérieur, qui s’instaure indépendamment de l’architecture. C’est un ajout, une application d’immatériel inséparable du lieu construit et multiple : possiblement mémoire, règle, mode d’emploi, rituel, supplément d’âme. Elle aide à le faire mieux fonctionner, le transformer, se l’approprier et parfois aussi à le sacraliser. C’est un « modus-opérandi » de l’n-spaces en relation avec les environnements intérieurs et extérieurs ; une écriture qui instruit, documente, guide, agit.
Outils indispensable au bon fonctionnement et à l’appropriation de l’architecture en tant qu’instrument d’environnements, elle peut aussi participer à construire une part de surprise et de magie, aussi infime soit-elle, nécessaire à tout bâtiment. La formule active l’âme sculptée par l’architecture, elle complète une identité, ajoute un guide, façonne une fable, chorégraphie une part du cadre de la vie qu’elle accueille et qui parachève l’oeuvre – toujours une oeuvre d’architecture se finalise par la vie de ses habitants -.

Histoire

A Olympie, l’histoire, les récits anciens et leurs mises en valeur résonnent, colorent, formulent. Certains bâtiments du passé : les temples, mausolées, édifices religieux ont leurs embryons de formule pour tout visiteur qu’il soit croyant ou non – seule la résonance change –, les habitats aussi. Elles varient. Ces ancêtres des formules telles que nous allons les décrire sont, dans ces cas, davantage attachés à une typologie de monument ou à une géographie (édifice de telle croyance ou histoire, habitat de telle culture), qu’à l’architecture ou au bâtiment lui-même. Pour les lieux plus communs, il existe des « formules » plus anecdotiques, souvent conventionnelles, identiques partout et rarement exprimées. Ce sont des us-et-coutumes ou des rituels souvent liées au passage d’un seuil comme l’interdiction de toucher, d’écrire sur les murs, la nécessité de quitter ses chaussures, de se découvrir, etc.

Aujourd’hui, avec la multiplicité des arrangements, configurations et dispositifs à la fois relationnels, spatiaux, lumineux, climatiques, mémoriels ou spatio-digitaux ; à l’aune des nouvelles techniques et à l’ère numérique ; la conception de chaque bâtiment comme instrument d’environnements, élargit les champs d’actions possibles. En conséquence, une formule plus étoffée devient nécessaire pour expliciter, simplifier, accroitre des performances écologiques et participer, davantage encore que dans le passé, à l’esprit du lieu.

Associée aux n-spaces, la formule inscrit un corpus de règles physiques, sociales, digitales ou d’usages, à la fois descriptives, prescriptives et génératives qui animent le bâtiment et orientent une partie de la vie qui s’y déroule.
En partie performative, son écriture agit dans le réel : sur la matière (construite), la manière (de l’habiter), et surtout sur les relations créées ou entretenues entre l’architecture et d’une part les environnements, d’autre part les vivants. Elle peut décrire certains effets, formuler les modes d’utilisation de l’instrument et proposer certaines compositions ou scénarios.

Combinant procédés, moyens, explications ou règles ; confidentielles ou partagées, la formule façonne le lieu : son usage, les modes vie, ou son environnement construit, ses relations.
Elle contient des parties fixes qui suivront le bâtiment durant toute sa durée de vie, traçant la continuité des usages, de l’histoire, des vies ; et des parties variables, ajustables, modifiables à différentes échelles de temps, améliorant la ré-appropriation du lieu, par transformation de certaines consignes d’utilisation, ou de certaines réactions de son environnement.

Une formule à énoncés multiples

La formule est une écriture composite et complexe. Elle contient plusieurs énoncés plus ou moins privés, plus ou moins accessibles selon la nature de la personne qui souhaite les consulter. Ils peuvent nécessiter une connaissance préalable à l’entrée dans le lieu.
La formule s’apparente à un code en partie ouvert, en partie caché. Elle instruit à la fois l’habitant sur la manière d’utiliser l’instrument ; et l’instrument par amélioration de son auto-fonctionnement. Elle regroupe des énoncés divers dont nous allons identifier certaines typologies :

 
Typologie d’énoncé n° 1 : un mode d’emploi qui explicite fonctionnement, adaptabilité climatique et usage

Le manuel d’utilisation de l’architecture (instrument d’environnements) est une sorte de mode d’emploi de l’instrument, à destination de l’habitant, usager régulier. Il dévoile des astuces, indique des moyens et manières, par exemple :

- Actions pour transformer le lieu en fonction des usages et besoins
Il décrit les aménagements possibles (une salle de réunion qui devient un espace de travail ou de jeu pour enfant, un amphithéâtre qui s’ouvre au public, un réfectoire qui accueille des conférences, etc) ; les moyens (déplacement de cloisons, usage des portes, etc) et l’utilisation des outils de transformabilité des espaces-temps (espaces servant en relation avec les espaces servis, application numérique, etc).

- Actions à finalité « climatiques » pour une meilleure régulation thermique (notamment naturelle) de l’atmosphère à travers une écologie d’action
Le mode d’emploi oriente l’usage, donne des consignes pour améliorer le climat intérieur ou mieux utiliser le lieu. Il décrit des actions rapides à mettre en place pour réduire ou augmenter les apports calorifiques solaires, utiliser des espaces en fonction de leurs propriétés sensibles, assurer une bonne ventilation, etc. Par exemple, pour un meilleur confort d’été en zone chaude, il peut proposer d’actionner certains systèmes ou tout simplement d’indiquer les portes, fenêtres ou orifices à laisser ouvert de manière à produire une sur-ventilation nocturne efficace et rafraichir l’atmosphère. L’architecture aurait, dans ce cas, préalablement conçue les ouvertures en fonction des vents dominants et de la circulation de l’air intérieur, tout en intégrant d’éventuels systèmes anti-effraction selon le contexte.

- Actions pour un ajustement saisonnier du lieu
La formule décrit des transformations plus conséquentes pensées en amont pour mieux adapter un bâtiment au climat en fonction des saisons. Il s’agit d’expliquer le mode de fonctionnement de mécanismes architecturaux divers conçus et mis en place de manière à transformer le bâti ou le lieu, via des interventions trimestrielles ou semestrielles, afin qu’il réagisse mieux avec l’environnement extérieur. Dans Phoenix palace, un projet de renouvellement de quartier autour d’une infrastructure ferroviaire, nous avions conçu un complexe à base de container recyclés qui, grâce à un système de toiles amovibles, se transformait complètement entre hiver et été de manière à répondre aux problématiques climatiques.

 
Typologie d’énoncé n° 2 : des clés de compréhensions et de sensations du lieu

A destination des habitants mais aussi des visiteurs, ces énoncés instruisent et donnent à voir, à la manière d’un guide sans parcours. Ils orientent le regard et invitent à des expériences sensibles ou simplement à mieux écouter l’autour. La formule sert ici à décrire des effets de l’instrument, de la magie de l’architecture, pour mieux les observer. Elle cartographie des séries non-exhaustives, d’événements, principalement sensoriels, qui peuvent avoir lieu en fonction de différents paramètres issus de conséquences climatiques, biologiques ou humaines à court ou long terme. Elle explique des dispositifs de résonance autonomes ou en relation avec l’environnement extérieur. Elle livre des clés pour découvrir certaines situations ou mystères cachés comme l’écriture et l’apparition d’événements en fonction du temps, à la manière dont par exemple Stonehenge peut réagir et « s’illuminer » aux solstices.

Elle décrit les atmosphères spécifiques de certains lieux : niveau de réverbération sonore, luminosité, effets divers qui peuvent varier à différentes fréquences. Par exemple un espace qui s’ouvrirait sur un extérieur recevant des événements temporaires réguliers (un marché, un concert) aurait une atmosphère différente selon les jours, les moments avec une incidence possible sur l’usage des espaces. L’énoncé aide à mieux tirer profit de toutes ces spécificités contextuelles intégrées au projet d’architecture.

 
Typologie d’énoncé n° 3 : descriptifs d’actions possibles à finalité sensible

Il s’agit des propositions ou des compositions qui (se) jouent (dans) l’espace. Cette typologie d’énoncés à destination d’habitants « créatifs », désirant « faire chanter » l’instrument ou interagir avec lui, concerne principalement la description d’actions physiques et se décline en deux modes d’incidences décrivant des schémas de « mise en musique » de l’environnement :

- la transformation d’ambiance
La formule décrit les moyens pour faire vibrer et varier l’atmosphère sensible. Par exemple agir sur l’ambiance à travers la régulation de la lumière (naturelle et artificielle) qui transforme les couleurs, la résonance (paramètres acoustiques), l’humidité, la chaleur ou le sentiment de chaleur (feu) etc. Il s’agit de décrire, donner des exemples d’actions sur l’environnement rendues possible par l’architecture : jouer de l’environnement comme on jouerait de la musique ; présenter les modulations ou actions (ex : orienter un miroir) susceptibles de produire et dessiner un ou des événements (ex : ajouter une tâche de lumière dans une zone d’ombre ou observer une partie invisible de l’espace) en fonction de paramètres naturels et/ou artificiels (ex : la position du soleil ou de l’observateur).

- la production de compositions
La formule contient aussi des partitions ou récits que peut jouer l’instrument. Par la description de ces compositions ou scénarios, elle met en relation l’observation (l’habitant invité à observer tel phénomène) avec des actions induisant à leur tour de possibles réactions (l’habitant invité à agir pour produire tel phénomène : orienter un panneau réfléchissant, positionner un volet coulissant, etc ; ou plus simplement se déplacer dans l’espace). Si l’observation est plus passive, seules les actions extérieures (climatiques ou autres) produisent des réactions et entrent en résonance avec l’environnement perçu. L’appréciation d’un effet architectural demande souvent d’une part la création de cet effet (production, génération) et d’autre part le bon positionnement du regard de l’observateur pour apprécier cet effet. Un peu comme une séquence cinématographique qui dépend à la fois de la scène qui se joue et de l’angle de vue d’où elle est filmée (l’oeil de la caméra ou le cadrage).

Ces énoncés explicitent des subtilités physiques. Elles peuvent entrer en lien avec des algorithmes qui régissent les esthétiques immatérielles, autres énoncés de la formule.

 
Typologie d’énoncé n° 4 : organisation et régulations des actions-réactions (écriture du programme informatique)

Cette famille d’énoncés agit, de l’intérieur, sur l’essence du bâtiment et lui donne un rythme, une pulsation, le colore. Au même titre que la façade (qui n’est qu’une partie, extérieurement visible, de l’architecture), elle façonne un pan de son identité.
Elle est composée d’algorithmes préconçus, ouverts ou fermés, qui vont organiser les actions et réactions des systèmes électriques et électroniques en place via un réseau de capteurs et d’actionneurs. Ils vont planifier certaines régulations (climat, luminosité, mémoire, usage) et écrire le « mouvement », plus ou moins ostentatoire, des esthétiques immatérielles.
La formule est ici code informatique. Elle coordonne le fonctionnement de la mécanique intrinsèque de systèmes préalablement déterminés, à l’image d’un programme qui, par exemple, régule une température en fonction de paramètres plus ou moins ajustables. In fine, l’objectif est de créer des environnements variées, dont la composition, à différentes échelles, dessinera un « caractère » en organisant la vibration des matières, les dynamiques d’atmosphères.

La formule gère également des processus hybrides comme l’organisation de la mémoire et des traces en orchestrant les modalités d’inscription (à la fois physique et numérique) des souvenirs pour assurer l’appropriation du lieu (1).

Une partie des énoncés sont ouverts et peuvent s’ajuster ou s’adapter, de manière à transformer la composition initiale qui peut apprendre à travers des systèmes d’intelligence artificielle ou se transformer par des actions humaines agissant sur les algorithmes de manières temporaires et permanentes.

 
Typologie d’énoncé n° 5 : la description de certaines règles d’usage ou de rituels

A destination des visiteurs et habitants, la formule décrit cette fois des règles comportementales suggérées et régule certains usages.
Elle formule d’éventuels rituels d’entrée, de sortie, de parcours, ou des protocoles liés au climat, aux temps, ou aux personnes, des formes de scripts d’usages en relation avec les espaces.
Elle définit et décrit des processus pour organiser l’évolution du lieu dans le temps, son vieillissement. A la manière d’un procédé de vinification, la formule peut orienter des règles d’inscription de traces physiques ou virtuelles dans l’n-spaces, d’actions sur la végétation, son évolution… un peu comme avec l’entretien d’un jardin. Le paysagiste livre un paysage qui va se transformer d’années en années avec la pousse des arbres et des plantes. De façon similaire, il est possible de formuler les modalités d’évolution du vivant (végétal et animal), des actions-réactions, des matières en relation avec l’architecture. Ces modalités peuvent décrire un résultat final mais aussi des processus à l’image par exemple du concept de jardin en mouvement de Gilles Clément qui intègre l’évolution et le déplacements des plantes les unes par rapport aux autres et laisse au jardinier (présent, futur) une partie du choix.
La formule est ici une orientation de la continuation de la production de l’oeuvre inachevée (2).

Ces règles participent à l’ar(t)chitecture, elles orientent son vécu. Poussées à l’excès, elles pourraient prendre la forme d’installation, un peu comme dans les compositions d’art de Tino Sehgal, par exemple au palais de Tokyo (3), où la « couleur » de l’oeuvre nait dans/avec l’espace vide, à travers les règles formulées à ses participants : danseurs, acteurs ; par leur rencontre, action et inter-action avec les visiteurs.

Mais ces énoncés de formule n’ont pas vocation à être intrusifs, ils ne doivent pas être confondus avec les règles d’usages réglementaires propres à une activité, une occupation ou une appropriation qui sont, elles, généralement définies par l’habitant (individu, société, institution etc) qui occupe le lieu.

 
Ces cinq typologies d’énoncés présentent l’étendue du rôle que peut tenir la formule. Mais ces familles ne sont ni cloisonnées, ni exhaustives, ni restrictives. Une formule riche, intègre systématiquement des aléas. Elle saura jouer avec des superpositions, et parfois des contradictions entre les différentes natures d’énoncés.

Une architecture instrument d’environnements produit naturellement des mouvements dans l’immobilité : les captations du mouvement d’un rayon de soleil, d’un souffle de vent, s’ajoutent aux réminiscences numériques et autres événements digitaux. La formule, constituée d’énoncés aux natures variées, accompagne ce mouvement. Elle oriente une perception, compose un cadre, une ambiance, une écriture orientée de l’éphémère. La formule démultiplie les niveaux de lecture de l’architecture dont la richesse doit interpeller autant le profane que l’initié. Elle se réinvente, se poursuit. – Les bâtisseurs ont, de tout temps, empli leur construction de subtilités cachées, depuis les plus anciens temples, jusqu’aux architectures subtiles d’aujourd’hui en passant par les pyramides, les cathédrales, etc. -
Le bâtiment instrument d’environnements s’enrichit, indissociable, d’un carnet à la fois matériel et/ou immatériel, lisible et/ou illisible, guide et/ou mirage, arrimage de la formule et du lieu.

Formulation

La formule aide à lire et agit sur le lieu, elle le compose temporairement. Son écriture participe à la conception de l’oeuvre. Elle aura une incidence sur l’apparence du bâtiment mais aussi sur son écho, son utilisation (faire résonner l’instrument) et la manière dont il est perçu, approprié.

Sa structure est composée d’énoncés dont une partie est associée au bâtiment et à son architecture. Souvent fixe dans le temps et dans l’espace, cette partie fixe concerne, à minima, ce qui est en lien avec le climat, le site, l’apprentissage de son usage, la relation au quartier, l’optimisation de ses consommations et la spécificité architecturale du lieu (esthétiques immatérielles).
Une autre partie est associée aux occupants ou visiteurs (des habitants individuels, une entreprise, un gestionnaire) qui peuvent la faire évoluer par leurs découvertes ou leurs aménagements. Partiellement transformable, elle peut alors faciliter la mise en place de nouveaux usages, un peu à l’image d’un téléphone qui accueille une interface et ses préférences. Ainsi, une conception d’énoncés appropriés aiderait l’utilisation et l’identification d’un ensemble de bâtiments en réseau : hôtels, espaces sportifs, entreprises multi-sites etc.

Lorsque sa construction fait appel à différents acteurs (informaticiens, designers, etc), l’architecte assure la cohérence entre la formule et l’instrument, mais aussi la conservation et la continuité des systèmes. Il est attentif à la bonne inscription et exploitation de toutes les données liées à l’apprentissage du bâtiment, que cela concerne la mémoire du lieu, sa relation aux vivants et aux environnements proches ou son bon usage de l’énergie et des espaces. Visible ou invisible, la formule s’inscrit sur différents supports physiques ou virtuels : un cahier, un smartphone ou dans l’une des couches des espaces augmentés.
L’exploitation entraine certains réajustements. Il est, en ce sens, souhaitable d’accompagner le « rodage » du bâtiment, durant les premières années, de manière à réajuster certains énoncés en fonction de l’expérience des lieux nouvellement construits.

Exemples

Le pavillon Phillips de l’exposition universelle de 1958 à Bruxelles, est en ce sens intéressant car l’architecture ne peut, dans ce cas, se dissocier d’un semblant de formule à travers son statut de poème électronique (visuel et sonore). Ce projet est une installation de Le Corbusier, qui délègue la partie architecturale à Iannis Xenakis, musicale à Edgard Varèse, concevant lui-même les parties visuelles et textuelles. L’oeuvre s’étend au-delà d’une architecture matérielle : tout est né ensemble et tout a disparu ensemble. La formule est ici indissociable du bâtiment.

Dans mon habitat, lieu de recherche architecturale, j’expérimente à petite échelle quelques effets infinitésimaux capables de surprendre et de faire vibrer, chanter l’espace en fonction du climat et des envies. Les actions-réactions ne sont ici aujourd’hui que physiques (question de moyens). Elles se sont constituées de manières organiques avec le temps.
 

Typologie d’énoncé n° 1 (mode d’emploi qui explicite fonctionnement, adaptabilité climatique et usage)
1.1 – La cuisine est un volume avec une enveloppe extérieur indépendante, orientée plein sud. Elle joue le rôle d’une serre bioclimatique. Les actions y sont multiples : ouvrir ou fermer les stores, les baies vitrée, un « vélux » ou la porte d’accès au reste de la maison. La température de chaque espace est mesurée et visible. En hiver et mi-saison, garder (si possible) la porte en lien avec le reste de la maison et le velux fermé, les stores levés. En cas d’ensoleillement important, ouvrir la porte pour que le surplus de chaleur s’évacue vers la maison. L’été, abaisser les stores en cas d’absence, et ouvrir le vélux en partie haute pour créer un courant d’air et évacuer l’air chaud le soir ou en journée, etc.
1.2 – Aménagement : la table se glisse en partie sous le meuble bibliothèque ou se déploie.
1.3 – Le banc et le rebord de fenêtre au-dessus servent tous les deux à la fois d’assise et de seuil (escalier).
1.4 – A l’étage, selon le nombre d’habitants, deux chambres peuvent communiquer à travers un espace interstitiel. Refermé, il peut aussi servir de rangement commun. Ouvrir les deux portes de placards pour laisser circuler l’air et la lumière.
Pour se réchauffer :
1.5 – Se rapprocher du poêle. Sa mise en fonctionnement nécessite l’ouverture de la grille d’aération à proximité immédiate.
1.6 – S’assoir sur le banc situé au-dessus d’un radiateur et augmenter l’intensité de ce chauffage.
1.7 – Se déplacer en hauteur au dessus d’un des meubles habitables.
Pour rafraichir :
1.8 – Créer un courant d’air Est/Ouest au R+1 ou R+1 et R+2 en utilisant les ouvertures de fenêtres à l’italienne.
1.9 – Installer la toile d’ombrage sur la terrasse.
 

Typologie d’énoncé n° 2 (des clés de compréhensions et de sensations du lieu)
2.1 – Depuis le haut des meubles habitables, deux personnes ne peuvent pas se voir, sauf si elles regardent en direction du miroir situé au-dessus du bureau. Le champ de vision s’accroit (Voir l’effet).
2.2 – Un trou dans la demi-cloison garde-corps laisse apparaître un rayon lumineux dans l’escalier bas le matin à la fin du printemps.
2.3 – De mai à septembre, en laissant la porte d’une chambre du R+2 ouverte, en fin de journée, le soleil couchant se reflète dans les miroirs brisés de l’escalier haut.
2.4 – Durant le printemps, l’été et l’automne, en fin de journée, les rayons du soleil se réfléchissent dans les miroirs de la terrasse et produisent à l’Est des éblouissements accompagnés de taches de lumière épaisses en mouvement à l’intérieur du salon ou sur la terrasse.
2.5 – Au même moment, le soleil couchant se réfléchit dans un miroir haut de l’entrée (RdC) orienté pour produire un parallélogramme de lumière mouvant sur le mur opposé.
2.6 – Les canalisations colorées visibles et audibles laissent entendre les mouvements d’eau en cascade dans la salle de bain et les escaliers.
2.7 – Des films dichroïques rectangulaires changent de couleur selon la luminosité, matin et soir. Ils sont visibles de l’intérieur et l’extérieur sur certaines fenêtres, portes et parois vitrés.
2.8 – Regarder le ciel en prenant sa douche.
2.9 – Découvrir un message sur la porte du poêle.
2.10 – Ecouter les variations sonores de la pluie dans la cuisine.
2.etc – Quelques espaces cachés et autres mystères.
 

Typologie d’énoncé n° 3 : descriptifs d’actions possibles à finalité sensible
3.1 – Positionnements d’un carillon à vent.
3.2 – Description des modes d’utilisation des meubles habitables : position du corps, effet avec le miroir de la salle de bain en ouvrant la porte, vue en plongé sur l’extérieur, ouverture / fermeture d’éléments mobiles.
3.3 – Lumière artificielle : description des variations de couleurs et d’éclairages.
3.4 – Positionnement d’un hamac.
3.5 – Variation des ombrages.
3.etc – Orientations autour du vivant : entretien et/ou plantation de végétaux, parfum, accueil des oiseaux ou des insectes…
 

Typologie d’énoncé n° 4 (organisation des actions-réactions (programme informatique))
Néant (à ce stade)
 

Typologie d’énoncé n° 5 (description de certaines règles d’usage ou de rituels)
La formule, énonce certains préceptes qui cadrent et organisent.
S’il est autorisé d’écrire sur les murs, il a vite semblé évident que des règles, simples, devaient être mises en place. Elles ne devaient pas être les mêmes dans toutes les pièces et sur toutes les surfaces. Même s’il est accueilli, toujours le chaos s’organise ; ainsi un cadre peint regroupe les inscriptions que voudraient laisser les invités ou visiteurs (5.1).
Proche du plafond, il y a un lieu où l’écriture est autorisée, pour les connaisseurs (les habitants) mais en finesse, avec des petites lettres pour des messages lisibles seulement à quelques cm de la surface (5.2), un autre accueille le nom de certains films visionnés dans le lieu (5.3), un autre des souvenirs du confinement (5.4).
Encore ailleurs, il y a des aplats obscurs de « tableaux noirs » qui accueillent des messages à la craie plus ou moins éphémères. L’un est un mémo utile, les autres sont des surfaces associées chacune à un habitant, un lieu pour lui adresser un message (5.5).

Ces règles d’usage, ces actions ou orientations du regard ne sont pas strictes, elles évoluent, invitent et colorent le lieu, organisent son mûrissement.

 

La conception architecturale et l’écriture de l’instrument d’environnements, accompagnée d’une formule, constituent un tout, une expérience, un environnement singulier où des situations (scénarios) se répètent, émergent, s’enrichissent quelques fois, aux rythmes des saisons, du ciel ou des passages, jamais exactement les mêmes, jamais exactement autres. Elles se renouvellent. Des histoires apparaissent, les murs parlent.
Mi paysage, mi œuvre d’art, pleine de signes, l’ar(t)chitecture inscrit pour ensuite se laisser découvrir et accroitre ses possibilités de résonances. Combinée aux écosystèmes, elle oriente les regards et livre les premiers signes d’un possible pistage. Des angles morts s’éclairent.

Ensembles, formule et ar(t)chitecture peuvent orienter voire tordre le réel, renverser des idées préconçues, pour interroger, voir sans être vu, toucher, éveiller, faire sentir, désirer, fantasmer, rêver.
Elles exaltent une écriture de circonstance, qui se modifie selon l’atmosphère, produisant une (méta)écriture, pérenne cette fois, qui marque les mémoires et transforme le décor.
Combinés aux nouveaux outils numériques, elles nourrissent les n-spaces et démultiplient encore les possibles. Elles tissent des liens qui élargissent le champ des sensations et les degrés de libertés. Elles accueillent et laissent s’épanouir l’imprévu. Elles initient une poétique du lieu, enrichissent l’expérience et caressent les vies de leurs habitants et passeurs.

 

Eric Cassar 2021

 

(1) Une oeuvre d’architecture se parachève par la vie et les traces que les habitants et visiteurs y insuffleront.
(2) Tino Sehgal au Palais de Tokyo : Vidéo 1, Vidéo 2, Vidéo 3.

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