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Accueillir l’étrange(r)

 

Ce texte est ma contribution à l’ouvrage « Coltiviamo il nostro giardino » paru en novembre 2019 dans la collection Habitus chez Derive Approdi édition. (Italie)


 
Davantage que d’ajouter de la nature dans nos espaces urbains, ensauvager le monde est une attitude qui oriente la manière de construire et d’organiser nos villes.

Un territoire est composé d’ensembles et de sous-ensembles divers qui s’entrecroisent. Il est façonné par une géographie, par des climats millénaires. Il accueille plusieurs milieux, habitats de différentes espèces. Mais en quelques décennies, il s’est intégralement re-dessiné par l’activité humaine. Ces ensembles se déploient aujourd’hui dans les espaces physiques et virtuels. La séparation entre architecture et nature n’est plus évidente.
Le territoire humain s’est progressivement élargi, c’est devenu le village, la ville : des enclos, souvent circonscrits par des remparts. De l’autre coté, il y avait les champs, une nature domestiquée pour les cultures et l’élevage, puis, enfin, l’espace naturel sauvage. Aujourd’hui, dans les métropoles, les périphéries urbaines s’étalent et produisent un espace générique, ni vraiment de la ville, ni de la campagne mais un entre deux, une frange aux limites floues qui prolifère. A l’intérieur, la nature est saupoudrée, taillée, ordonnée, plaquée. C’est souvent un décor, des arbres le long d’une rue, une couleur et parfois aussi, heureusement, un jardin.
A l’ère du réchauffement climatique et de l’anthropocène, l’homme est devenu un prédateur de son environnement. La disparition accélérée de la vie sauvage menace l’humanité. Il devient urgent de requestionner la cohabitation de l’homme avec le vivant. Dans la ville, la nature est domestique, elle est dominée, alors que le sauvage, lui, s’apprivoise. Il rime avec liberté, spontanéité, authenticité, imprévisibilité et participe à l’équilibre des écosystèmes, indispensable pour préserver un milieu habitable par l’homme. Il s’agit de préparer l’avenir entre homme-machine ou animal-humain.

Cohabiter avec le vivant

Il est important de redéfinir aujourd’hui des limites territoriales plus claires car elles structurent et évitent la propagation, l’étalement urbain. Les limites ne protègeraient pas tant l’intérieur d’invasions extérieures, comme pouvaient le faire les remparts dans le passé, mais l’extérieur (l’espace naturel) d’une prolifération de l’intérieur (l’espace humain). Une frontière entre un espace naturel et un espace urbain participerait potentiellement à la préservation de zones « vierges ».

Les espèces meurent principalement par destruction ou fragmentation de leur habitat, il faut donc également reconstituer des continuités végétales sauvages à différentes échelles. Si l’architecture peut domestiquer et traverser les espaces naturels, il est nécessaire que ces deniers puissent parcourir nos espaces urbains. La faune et la flore doivent pouvoir traverser nos villes comme les autoroutes traversent nos campagnes. L’équilibre entre nature et ville n’est pas à chercher seulement de manière isotrope, à l’image des cités jardin, ou d’une architecture verte. Il doit aussi inclure des contrastes avec des espaces poreux, certains domestiqués par l’homme et d’autres, où la nature est reine. A l’échelle du bâtiment, il faut permettre à la nature de s’approprier l’architecture, un peu à la manière des vieux temples.

Réduire la sur-protection

De même qu’il convient de davantage protéger la nature, il faudrait à contrario diminuer la sur-protection de l’homme. Légitime au début de la constitution des villes – le premier objectif de l’habitat est de protéger (du climat, du danger, de l’assaillant) -, elle devient excessive et invasive.
La protection est aujourd’hui poussée à l’extreme. La ville est domestiquée, c’est un lieu sous contrôle qui de manière trop systématique cherche à faire disparaître tout danger. Un milieu ultra protecteur qui devrait anticiper et annuler tout risque, comme si la société ou l’environnement était un cocon pouvant être tenu juridiquement responsable de tout aléas. Les règles protègent, mais excessives, elle asservissent, affaiblissent et réduisent nos libertés. Cette forme de système urbain idéal, absorbe des dépenses qui pourraient être déployées ailleurs et comme tout idéal, il réduit la résilience.
Les aménagements, garde-corps, marquages censés prévenir les accidents, les portes de verre d’une chute sur les voies du métro etc, sont déployés à l’excès. Ces infrastructures déresponsabilisent et brouillent la lecture des lieux. Diminuer la protection permet, au contraire, d’accroitre la vigilance de chacun, éveille nos sens et nous amène à nous sentir plus « vivants ». Responsabiliser un enfant c’est lui apprendre à évaluer le danger. Il s’agit donc de déterminer la bonne position entre responsabilité individuelle et collective. Le risque nul est inatteignable, le nier serait refuser la vie.

Diversifier les atmosphères

La recherche d’égalité tend à faire croitre l’uniformisation dans l’extension des villes. Je lui préfère l’idée d’équité. Aujourd’hui, nous produisons des atmosphères (climatiques, relationnelles etc.) jugées idéales ; des normes, indépendantes des contextes, (par exemple pour les logements, les bureaux) que nous multiplions. Cela implique une standardisation. A contrario, chercher à préserver ou amplifier des contrastes est un moyen d’accroitre la diversité des lieux, des quartiers, de multiplier leurs saveurs, de prévenir l’ennui. Comme dans la nature, la diversité accroit la résilience nécessaire à notre survie. C’est aussi une source d’inattendu, de beauté et de mystère indispensable. La ville doit inclure une pluralité de lieux d’inspiration, de partage, multipliant les expériences physiques et physiologiques.
Il s’agit de combiner ordre et chaos, d’ensauvager, de réintroduire l’idée de l’exception au sein de chaque règle : ajouter une forme de vernaculaire dans la ville planifiée, à l’image de Paris qui historiquement réunissait les travaux d’haussmann avec le charme des surélévations désordonnées.

Accueillir quotidiennement la surprise

Pourtant, l’homme persiste à contrôler son environnement. L’arrivée des nouvelles technologies numériques dans la ville, produisent des outils rationnels conçus pour améliorer l’efficacité, mais laissant aussi apparaître le risque d’une société fade et sous contrôle, uniquement guidée par la performance.
Dans les smart-city qui émergent, tout est organisé, uniformisé, optimisé. Comment retrouver une forme d’autonomie, de liberté à l’intérieur de ce système ? Ensauvager comme « trans-rationnaliser ». Il s’agit, à partir des infrastructures numériques existantes, de réintroduire du hasard à petite échelle pour produire un système plus ouvert, incluant une forme d’instabilité capable de préserver une place pour l’étrange : semer des surprises, pour, entre autre, interpeler nos sens. La surprise collective produit l’émotion et le lien social. La combinaison des espaces physiques et virtuels peut aussi aider à retisser des liens localement et à ouvrir de nouveaux imaginaires. Par exemple à travers la réalité augmentée qui ajoute des couches dans le réel et est utilisable notamment comme outil de protection du vivant en nous aidant à mieux le comprendre et le respecter.

Sacraliser un ailleurs

L’homme doit construire pour plus grand que lui, pour s’élever collectivement, pour se fortifier, pour échanger, découvrir, voyager. Dans le passé, cela s’exprimait dans un rapport au divin, un regard porté vers l’inconnu.

Pour les aborigènes, la foret a un caractère sacré : les arbres, les plantes, les montagnes ont des esprits qu’il convient de respecter et avec lesquels il faut cohabiter. Appliquer un esprit à la montagne, c’est signifier qu’elle a une existence propre. Cette perception entraine une écoute – par exemple capable de déceler l’arrivée d’un danger -, une attention portée, une empathie, un droit. A l’approche de certaines menaces naturelles, comme lors de tsunamis ou de tremblements de terre, l’animal anticipe parfois mieux que l’homme aidé de tous ses instruments. Et il le prévient. Cependant, la domination croissante de l’homme sur son milieu le conduit souvent à choisir le rejet, par la destruction implicite voire explicite de ce qui lui semble étranger, plutôt que l’instauration d’une place nouvelle pour l’accueillir. Pourtant l’inconnu est souvent profitable. La curiosité est à ré-attiser.

Construire dans nos villes des vides, des espaces pouvant accueillir l’éphémère, répondre à l’imprévu, et laisser une place sacré pour l’ailleurs, peut aider à nous réconforter ou à relativiser notre toute puissance en nous invitant à lever le regard vers le ciel, prendre conscience de notre insignifiance et notre fragilité, retrouver un rapport intime avec la grandeur des éléments et du monde sauvage. C’est aussi le rôle de l’art sous toute ses formes. L’art de l’espace et l’ar(t)chitecture comme outil d’émerveillement et de questionnement.

Interroger l’harmonie

Ensauvager nos villes c’est ajouter de la nature, mais c’est aussi produire de l’imprévu, de la surprise, de la diversité, de la liberté avec l’objectif de réaliser des espaces sensibles et poétiques, non sous l’entière domination de l’homme, mais habités par un esprit du vivant. Des lieux qui préservent l’énigme, éveillent le rêve. Ainsi la ville nous étonne. Elle réagit à un rayon de soleil, retransmet un reflet, exalte une averse, dialogue avec l’espace virtuel, accueille et interagit avec le vivant. Une ville constituée d’éléments épars, capable de mettre en tension des forces et des événements contradictoires pour composer une harmonie riche, sans mièvreries. Une harmonie qui combine le poids et le contre-poids, transforme les contraintes en ententes, et produit un opéra fabuleux dans lequel les spectateurs sont aussi des acteurs. La ville nouvelle joue avec les contrastes, re-questionne consonances et dissonances. Elle réinvente de nouveaux langages.

 

Il est tard, à l’extérieur le vent souffle fort, les branches des arbres s’agitent. C’est inconfortable mais insuffle une force de vie ! Comme dans une symphonie, les temps tourmentés feront apprécier la douceur des temps calmes.
Demain le climat sera plus clément, ce soir, il fait froid, je me rapproche du feu.

 

Eric Cassar 2019

 

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